Le tome deux de la Guerre des
Juifs de Flavius
Josèphe tomba des mains de Martial : celui-ci
s'était
arrêté de lire depuis plusieurs minutes pour
observer sa fillette et son chaton. Bébé se
dirigeait maintenant vers le vieux livre (1) avec l'air
décidé de celle qui va faire un malheur. Martial
reprit en catastrophe le précieux volume de ses mains. Il
travaillait d'arrache-pied depuis plusieurs jours sur cette
édition-papier de 1667. Le livre pesait plusieurs kilos,
sentait le moisi et aurait bientôt quatre cents ans
d'âge.
Martial l'aimait, comme on aime
sa computpluche d'enfance,
comme un frère jumeau. Josèphe avait fait le
récit
des débuts de l'histoire du monde et Martial tentait
d'en reconstituer la fin. Les siècles défilaient
en
accéléré dans les interfacts de son
terminal, sans que quoi que ce soit retint particulièrement
son
attention. Rien, des
débris de l'arche de Noé localisés par
Josèphe au premier siècle
à ceux des bombes au phosphore de la troisième
guerre mondiale au vingt et unième, plus rien au
monde ne l'intéressait à cet instant que les
moulinets patauds et gracieux que sa fille de onze mois
exécutait gentiment de ses petites mains dodues pour
attraper le reflet de sa montre sur le mur blanc du salon.
Le bruit sec de l'imposant
volume retombant sur le plat de son
scripteur le sortit de sa rêverie. Il se remit à
dicter, au gré de ce que lui inspiraient ses informacteurs,
pianotant déjà de sa main libre
l'édition de son texte sur la Toile. Quelle folie d'avoir
emprunté ce vieux livre-papier ! Il avait
été obligé de se rendre physiquement
jusqu'à l'hyperthèque régionale rien
que pour le voir de façon naturelle et avait du
pénétrer - à pied (!) - dans les
antiques
magasins de conservation pour déconnecter manuellement le
cybermanut et s'approprier temporairement l'objet réel. Cela
lui rappelait ce moment troublant de son enfance où il avait
cherché à savoir où, dans le computer,
dans le Réseau ou dans les hyperbanques, étaient stockées
les grenouilles ?
Le petit Martial, qui les
aimait beaucoup, jouait souvent avec
les batraciens tri-di de son terminal et voulut un jour savoir
à quels endroits précis ses bestioles favorites
étaient enregistrées et conservées, et qui les avait éditées
pour la première fois. Le
fait de visualiser un secteur marécageux envahissant toute
sa chambre ne l'avait pas satisfait, et, prenant son courage
à deux mains, il s'était rendu au
Muséum d'Accès Physique, afin d'interroger le
robot d'accueil sur la question qui lui tenait à
cœur. Grande fut sa déception d'apprendre qu'on en
savait rien ! Le robot tenta bien de lui fournir une explication
fumeuse inspirée de la théorie
"évolutionniste"
que l'on enseignait au vingtième siècle, comme
quoi les grenouilles viendraient des poissons, qui,
eux-mêmes,
etc., mais rien de tout ça ne
répondait vraiment à sa demande : où
précisement
étaient STOCKéES
les grenouilles ?
Sa recherche l'amena finalement
à comprendre,
grâce aux réponses à
caractère biologique qui lui avaient
été fournies ici et là, que la
localisation des grenouilles ne dépendait absolument pas de
l'électronique mais avait un rapport étroit
avec la
'nature' (2). Une intuition l'éclaira alors, qui devait
l'accompagner toute sa vie : pour trouver le secret des choses, il
fallait tout bonnement... QUITTER L'URBAZôNE
!
Mais, à quarante
ans, Martial réalisait ce
que cette idée avait de dangereux : on ne sait rien de
certain sur les possibilités de survie dans les zones
rurales désertifiées et personne ne
songerait un
seul instant à s'y aventurer : les bombes au
phosphore hantent maintenant la mémoire de
l'humanité autant que l'ont fait les eaux du
déluge il y a des millénaires, mais c'est l'homme
et non plus Dieu qui est à l'origine du
châtiment...
"La sécurité
absolue est devenue
une véritable obsession, cela rend les gens lâches
et
superstitieux,
songeait-il, et faire ne serait-ce que quelques pas
en dehors
des urb'zones est devenu tout bonnement impensable... La vie doit
pourtant être possible partout, j'en suis certain !" Fort de
cette
conviction et pour un
souvenir d'enfance qui ne veut pas mourir, Martial glisse soudainement
de
l'hyperthèque régionale jusqu'aux lointains
faubourgs de
la cité géante. Il prend l'autoroute jusqu'au no
man's
land,
quitte résolument son véhicule et franchit
à pied
le réseau de barbelés par une brèche
cachée repérée là
quand il
était gosse...
Il arrive bientôt
à la lisière d'une
forêt et y pénètre, puis suit un
sentier
droit pendant plusieurs heures. Il découvre
subitement une magnifique
clairière.
Un groupe d'hommes
s'approchent tranquillement de lui.
- Qui êtes-vous ?
demande Martial, instinctivement sur la défensive. Que
faites vous
ici ?